logo libe

Société

«Les jeunes au pied des tours ne savent plus à qui s'adresser»
Alors que Jacques Chirac a appelé au calme après les violences urbaines, Libération.fr interroge plusieurs acteurs de terrain dans les banlieues qui ont connu des incidents.

Par Ludovic BLECHER et Renaud LECADRE
mercredi 02 novembre 2005 (Liberation.fr - 13:54)



jacques Chirac a appelé mercredi en Conseil des ministres à l'apaisement des «esprits» dans les banlieues. Alors que les violences urbaines se sont poursuivies mardi soir en Seine-Saint-Denis, des incidents ont eu lieu dans au moins trois autres départements de la banlieue parisienne. Face à la montée de la tension, le chef de l'Etat a estimé que la loi devait s'appliquer «fermement et dans un esprit de dialogue et de respect». Selon Jacques Chirac, «l'absence de dialogue et l'escalade de l'irrespect mèneraient à une situation dangereuse», a indiqué le porte-parole du gouvernement Jean-François Copé qui rendait compte de ses propos.
Et pour tenter de trouver des mesures d'apaisement, Dominique de Villepin réunit, depuis la fin de la matinée, plusieurs ministres «concernés par la mise en œuvre des actions dans les zones urbaines sensibles» à Matignon. Nicolas Sarkozy (Intérieur), Michèle Alliot-Marie (Défense), Jean-Louis Borloo (Cohésion sociale), Gilles de Robien (Education nationale), Pascal Clément (Justice), François Baroin (Outre-Mer), mais aussi trois ministres délégués, Azouz Begag (Promotion de l'égalité des chances), Catherine Vautrin (Cohésion sociale et Parité) et Brice Hortefeux (Collectivités territoriales), entoureront ainsi le Premier ministre. Alors que le gouvernement tente de reprendre la main, «Libération» a interrogé des acteurs de plusieurs villes actuellement concernées par les violences urbaines pour recueillir leur sentiment sur un dialogue de plus en plus difficile entre les jeunes et les institutions.

Hugues Lagrange, Mantes-la-Jolie
Observatoire sociologique du changement
«A Mantes, la situation est assez calme cette année, mais la sensibilité reste exacerbée. Le désarroi ambiant peut tout faire repartir. Quel que soit le résultat de l'enquête sur les deux jeunes électrocutés, cette dynamique des affrontements révèle le lourd contentieux à l'égard de la police, du délit de sale gueule. Les jeunes se mettent à courir même s'ils ne sont pas effectivement poursuivis. Que la rumeur puisse prendre en si peu de temps et se déplacer de ville en ville en dit long sur le bilan des politiques menées depuis cinq ou sept ans. Il y a quelquechose qui dépasse l'incident: le traitement du chomage est en panne, les missions locales ne savent plus ce qu'elles doivent faire, les jeunes au pied des tours ne savent plus à qui s'adresser.»

Aissa Diawara, 34 ans, Aulnay-sous-Bois
directrice de l'association des Femmes Relais, implantée à la cité des 3000
«La tension a commencé à monter dimanche dernier. Quelques poubelles ont été incendiés, puis des voitures le lendemain. Et mardi soir, c'était l'émeute. J'habite le quartier depuis une dizaine d'années, et c'est la première fois que je vois ça ailleurs qu'à la télévision. J'ai passé la soirée à la fenêtre: il y avait des feux partout, une quinzaine de jeunes jouait au chat et à la souris avec les CRS. Chacun était de son côté, il n'y avait pas de contact. Cette violence m'a surpris même si on peut comprendre que d'une certaine façon les jeunes se sentent solidaires de ce qui s'est passé à Clichy. Ici, ils se sentent visés en permance, ils ont l'impression d'être systématiquement contrôlés sans raison. Ce n'est pas acceptable et ça crée un climat particulier. Même mon fils m'a dit récemment que s'il voyait un contrôle de police en rentrant du sport, il partirait en courant. Ici, il y a cette idée bien ancrée que la police peut vous arrêter même si vous n'avez rien fait. Mais ça n'explique pas pourquoi ceux d'Aulnay réagissent en mettant le feu au quartier. On ne s'attendait pas du tout à ça. J'ai rencontré beaucoup de personnes ce matin qui sont en colère. Ils accusent les parents, se demandent pourquoi leurs enfants sont dehors à cette heure-ci. Même si on peut comprendre que les jeunes se sentent solidaires de ce qui se passe à Clichy, retourner la violence contre le quartier c'est la retourner contre eux-mêmes».

Nazim, 26 ans, La Courneuve
travailleur social
«Par rapport à d'autres départements, le 93 empile les difficultés. Si on prend par exemple le Val-de-Marne ou le Val-d'Oise, il y a des concentratrions de quartiers difficiles, des îlots de pauvreté mais ce n'est pas exclusif comme en Seine- Saint-Denis. Ici on cumule tout : 80% de la population la plus pauvre habite dans le département, le pourcentage de logements sociaux est l'un des plus élevés en France, à part Le Raincy quasiment aucune zone n'est épargnée. Tout cela crée une situation hypertendue, et on ne peut pas s'étonner de la diffusion de la violence. Même si je constate que certaines zones, moins densément peuplées que l'est du 93 sont touchées, ce qui est nouveau. Après l'affaire de Clichy, les critiques se focalisent autour du comportement des policiers. On peut considérer que les flics du département sont un peu plus bornés qu'ailleurs, mais ils ont l'impression d'être en permanence confrontés à un terrain explosif, ce qui est vrai. Les travailleurs sociaux aussi ou ceux qui bossent en mairie peuvent être perçus un peu comme des flics. Ils représentent une institution qui a déserté les lieux et qui en gêne certains.
Mais il ne s'agit pas d'incriminer tel ou tel corps professionnel, il faut regarder les causes. Si les politiques n'agissent pas sur le fond, sur les problèmes d'urbanisme et d'emploi qui sont indissociables, ça continuera. La montée du communautarisme, des délinquances urbaines, tout cela ne changera pas si on ne change pas le décor de ceux qui vivent ici. Il faut continuer de détruire l'habitat ancien et mettre de la mixité sociale dans les quartiers. Les politiques feraient mieux de mettre des moyens en œuvre plutôt que de faire des déclarations qui mettent le feu au poudres. Quand Sarkozy dit qu'il y en a marre de la racaille, ça renforce encore l'impression qu'il regarde les choses de l'extérieur et ne propose aucune solution de fond.»

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=335531

 

© Libération