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Politiques

«Je me sens con, avec mon ton paternaliste du haut de ma petite trentaine» (2)

Par Jérôme GUEDJ
06 novembre 2005 (Liberation.fr - 20:51)

Vice-président du conseil général de l'Essonne
Conseiller municipal de Massy



au bout d'une heure et demie de discussion, il est temps d'agir, sans vraiment savoir comment. Nous partons, en huit équipes, pour sillonner la ville. Cela me rappelle les campagnes électorales, quand nous organisons une soirée de porte-à-porte. Mais là j'ignore vraiment l'impact de ce que nous entreprenons, ni l'accueil que nous réserverons les habitants du Grand Ensemble ou de Villaine, jeunes ou moins jeunes. A peine arrivés dans un des quartiers « sensibles », nous sommes saisis par l'odeur . Ici ou là, des poubelles brûlent, les camions de pompiers vont et viennent. L'ambiance est irréelle . Je reconnais à peine la ville où j'ai grandi. Quelques jeunes (franchement jeunes, plutôt 14 – 16 ans) déambulent, capuche enfoncée sur la tête. Quelques-uns me reconnaissent, nous discutons. J'essaie de les convaincre de rentrer chez eux, mais le spectacle est pour une fois en bas de chez eux. C'est l'effet Disneyland, me glisse l'un d'entre eux. Des phrases un peu automatiques sont prononcées (« la mairie fait rien pour nous », « il fallait bien que çà pète un jour », « comme ça on s'occupera enfin de nous »). Un peu plus loin, d'autres m'ignorent hostilement quand je tente de dialoguer avec eux. Je me sens con, avec mon ton paternaliste du haut de ma petite trentaine. Heureusement, une mère de famille à la recherche de ses enfants vient à ma rescousse. Les ados esquivent et s'en vont.

Un peu plus loin encore, un groupe d'adultes discutent dans un parking au pied des immeubles. Ils sont là pour surveiller leur voiture. C'est la deuxième nuit qu'ils sont contraints de descendre. Un père est excédé : il craint pour sa voiture bien sûr, mais aussi que la fatigue accroisse la nervosité des habitants et que tout cela nourrisse ailleurs le racisme « anti-jeunes, anti-noirs, anti-beurs » . Plusieurs fois dans cette soirée, j'ai entendu parler de fusil qu'on est prêt à sortir « si on s'en prend à ma voiture ». Rodomontades peut-être. Mais tous reconnaissent que les habitants épuisés, autant que les policiers sous pression, ne sont pas à l'abri du dérapage dramatique. Une équipe de militants socialiste nous rejoint. Ils nous apprennent que là même où nous sommes passés il y a dix minutes une voiture brûle. Notre passage là n'a-t-il donc servi qu'à retarder de dix minutes l'incendie ? Un agent de la RATP me raconte qu'il vient de descendre de chez lui et qu'il a mis en fuite deux types qui, cocktail Molotov à la main, s'approchaient de la maison de quartier/centre social. Un coup de chance : le courageux machiniste était à sa fenêtre et n'a pas hésité à descendre. Dans leur fuite, ils balancent l'essence de leurs bouteilles sur plusieurs voitures garées là. Les propriétaires concernés sont vite alertés et veillent à protéger au mieux leur voiture. Mais comment enlève-t-on de l'essence sur un capot ?.

Aux fenêtres d'ailleurs, beaucoup de monde. La ville est étonnamment illuminée : de nombreux appartements, et tous les bâtiments publics (écoles notamment) sont éclairés ce soir. Les seules voitures qui sillonnent les rues sont remplies de policiers. Une ou deux autres « tournent » dans le quartier.C'est étrange, tout ce monde dans les rue à minuit. Une autre constante : ce ne sont pas des « jeunes d'ici » qui mettent le feu, martèlent-ils pour mieux s'en convaincre, tant ils ne comprennent pas (et refusent d'admettre) que « les leurs » puissent s'en prendre à leur quartier, à leurs voisins. On me remercie d'être passé, en ajoutant non sans perfidie que depuis trois jours personne n'a vu le maire (dont je suis le principal opposant) ni ses adjoints. Je me méfie de ses invectives mécaniques sur les élus « pas présents sur le terrain ». Je ne relève donc pas. L'échange est plus vif quand on parle de Sarkozy. Un père accorde tout le monde avec bon sens : « qu'il démissionne : pour une fois, la démission d'un ministre servira à éviter que ça empire plutôt qu'à sanctionner une connerie déjà faite ». Un jeune, tête bien faite, qui s'était joint à nous dans notre déambulation, commente le passage d'un cabriolet luxueux conduit par un homme étonnamment jeune : « à la limite, qu'ils crament les bagnoles de ceux qui dealent la came sur le quartier et ailleurs ».

Sur le chemin du retour vers nos voitures, après deux bonnes heures dans le froid, je constate que la synagogue n'est surveillée par personne. Il y a deux ans, durant la vague d'actes antisémites, elle avait reçu sur sa façade un cocktail Molotov. La communauté juive en avait alors organisé la surveillance nocturne. Mais ce soir, ce sont les abris bus (plus un ne conserve sa façade en verre), et les équipements publics qui concentrent l'attention des casseurs au pois chiche dans le cerveau.

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