C'est l'autre jeunesse de France. Celle qui n'a pas défilé contre
le Front national. Une jeunesse "plurielle" à sa façon,
parisienne et provinciale, urbaine et rurale. Des ados, des
étudiants, des employés, fils et filles de fonctionnaires, de
cheminots ou d'ouvriers, tous convaincus d'avoir raison contre les
"donneurs de leçons". Racistes ? La plupart d'entre eux
s'en défendent. Le terme les agace ; ils le jugent injuste et
caricatural, comme toutes les insultes empruntées à
l'Histoire : "fachos !", "nazis !"...
Le racisme, à leurs yeux, vient d'en face, du camp honni des
"antifrançais". N'empêche : chez eux, le rapport à
"l'autre" - "l'étranger", "l'Arabe",
"l'immigré" - est au centre de toutes les discussions et de
bien des obsessions ; ils aiment argumenter, se justifier, mais
avec des interlocuteurs de confiance, ouverts au débat, car ces
"choses-là" demeurent "un peu taboues". "Un
peu", seulement...
En famille, entre copains ou devant des journalistes (sous
couvert d'anonymat, prénoms modifiés), les barrières s'abaissent, le
rejet se banalise. L'effet Le Pen ? Pas uniquement. Le
phénomène est profond ; il se joue des frontières politiques et
gagne tous les milieux. "On en parle davantage, c'est vrai, mais
en comité restreint, et surtout pas en classe, par crainte des
représailles", précise Josette, une lycéenne d'Arras
(Pas-de-Calais), militante du FN depuis 1999. "En discutant, on
finit par s'apercevoir que d'autres gens pensent comme nous, même
s'ils ne soutiennent pas tous Le Pen", poursuit sa copine Lucie,
17 ans. Un constat confirmé par Stéphane, un étudiant en droit
(cinquième année) de la région lilloise : "Il y a une
dynamique de libération de la parole, surtout dans les couches
populaires."
Cette tendance ne date pas du premier tour de l'élection
présidentielle. Un sondage de la Sofres, effectué auprès de 400
personnes (15-24 ans) à la demande de l'association Festival
contre le racisme, l'avait mise en évidence dès le mois de mars.
Plus d'un sondé sur trois (34 %) estimait alors que de telles
opinions devraient pouvoir être "exprimées publiquement" au
nom de la "liberté d'expression". 53 % des personnes
interrogées jugeaient que les "comportements de certains"
pouvaient "parfois justifier" des "réactions
racistes". Rien d'étonnant, donc, à ce que M. Le Pen
revendique aujourd'hui 20 % des électeurs de moins de
24 ans.
Toute une frange de la jeunesse - minoritaire mais ancrée
dans ses certitudes - céderait-elle à la xénophobie ? La
réalité est plus complexe, elle oblige à la nuance. Le racisme
"idéologique", affiché comme tel, reste en effet circonscrit à un
quarteron d'irréductibles. L'ultra-droite a toujours fourmillé de
groupuscules extrémistes, le plus en vue étant Unité radicale
(ex-GUD), hostile à la "cohabitation ethnique". Quelques
centaines de skinheads néo-nazis, tenants du "pouvoir blanc",
ont aussi leurs réseaux, discrets mais dynamiques : disques et
fanzines se vendent sur Internet ; les concerts, très rares,
sont semi-clandestins ; les groupes en vogue ont pour noms
Bagadou stourm (Quimper), Frakass (Lyon) et Panzerjäger, une
formation lilloise qui se réclame volontiers du
"national-socialisme". Dans un registre différent, plus
modéré, d'autres groupes se rangent sous la bannière du "Rock
identitaire français" (RIF) : Vae Victis, Traboule Gones,
In Memoriam... Mais là encore, rien que de très marginal.
Le rejet de l'étranger - ou du Français d'origine étrangère - tel
qu'il est exprimé plus ou moins ouvertement par un nombre croissant
d'adolescents et de jeunes adultes, ne doit rien - ou très peu - à
ces mouvances ; il ne s'embarrasse pas de références
historiques et dérive rarement vers l'antisémitisme. C'est une
hostilité bien plus ordinaire, née d'un quotidien de peurs et
d'insécurité. Eux n'y voient pas de la xénophobie, plutôt une haine
de proximité, un réflexe défensif.
Dans les centres commerciaux, les collèges, les lycées, sur les
terrains de sport, ce rejet se nourrit à la fois de réel et
d'imaginaire, de violences, d'insultes, de défis, de frustrations,
de micro-conflits, parfois de paranoïa, de regards mal placés ou mal
interprétés... Adversaires désignés : les délinquants issus de
l'immigration, les Maghrébins davantage que les Africains. "Ce
n'est pas du racisme, juste un constat : certains Arabes font
chier le monde parce qu'ils se sentent ni d'ici ni de là-bas",
résume un lycéen d'Herblay (Val-d'Oise), favorable à Jean-Pierre
Chevènement et rétif à tout "angélisme".
"Les parents ont parfois du mal à comprendre ces réactions car
ils ne mènent pas la même vie que nous, précise Martin,
23 ans, employé dans une grande surface à Paris. Ils ne
sortent pas beaucoup et ne vont pas en cours. Quelque part, ils sont
donc préservés. Les jeunes, eux, sont confrontés chaque jour à
l'agressivité, aux bandes ethniques. Il y a trois ans, quand je suis
arrivé de province en Seine-Saint-Denis, croyez-moi, j'ai eu un choc
devant cette totale impunité ! Je suis quelqu'un de tolérant,
issu d'une famille de gauche assez aisée, mais il faut savoir qu'un
jour ou l'autre il y aura un clash dû à l'immigration. J'ai le droit
de le penser sans passer pour un monstre."
L'enquête de la Sofres traduisait également la montée de ces
angoisses. 33 % des jeunes sondés se disaient "plutôt
d'accord"avec l'affirmation qu'"en France on ne se sent plus
chez soi comme avant". Questionnés sur leur vision de l'avenir,
25 % d'entre eux estimaient que les "différents groupes
(européens, africains, maghrébins, asiatiques)" vivraient
"séparés" et connaîtraient des "crises" et des
"tensions". Un an plus tôt, en mars 2001, ils n'étaient
que 15 % à défendre ce point de vue.
L'indice de pessimisme atteint sans doute des sommets dans le
Pas-de-Calais, un ex-fief de gauche où le FN culmine à près de
30 % dans les secteurs populaires. Même le football en subit
les conséquences : le public du RC-Lens, réputé tolérant,
n'échappe pas à la contagion. Au stade Bollaert, certains groupes de
jeunes supporteurs ultras s'affichent très à droite, comme tant
d'autres à Paris, Lille, Strasbourg ou Saint-Etienne. Arras, ville
bourgeoise comparée au reste du département, ne manque pas non plus
de volontaires pour distribuer des tracts frontistes. Ici, d'après
le FN, "50 % des militants" ont moins de 25 ans.
Eux non plus ne se considèrent pas comme xénophobes. Paul, par
exemple, élève de terminale dans un lycée privé : "Les
premiers racistes sont les étrangers qui nous traitent de "culs
blancs". Nous, on est prêts à avoir du respect pour eux, mais ils
n'en ont pas pour nous. Partout où l'on va, on est obligés de
baisser les yeux !"
Paul, Xavier, Lucie, Frédéric, Hubert... Ni "fachos" ni
"nazis". Des jeunes "normaux ", serait-on tenté de dire, dont
les manifs anti-Le Pen ont renforcé les convictions. Hubert,
19 ans, préfère en rire : "J'ai vu des gars défiler
alors qu'ils partagent nos idées ! C'était juste un moyen de
sécher les cours ! Pour nous tous, cette période a été très
dure. Une vraie chasse aux sorcières ! Ras-le-bol du bourrage
de crâne et des références à Hitler ! Il ne manquait plus que
les films de guerre ! Même les profs s'y sont mis.
Malheureusement, si l'on n'est que deux ou trois dans une classe de
trente à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, c'est trop
risqué..."
A 20 kilomètres au nord de la ville, dans ce qui était
autrefois le pays minier, les clivages sont plus marqués encore. Une
partie de la jeunesse locale vit son engagement comme un acte de
résistance, non comme une démarche raciste. Jonathan, par exemple,
18 ans et deux priorités dans la vie : adhérer au parti et
devenir policier. Ses copains sont "français", rien que
"français", et sur le point de rejoindre le FN "parce que
c'est de pire en pire". "Après le premier tour, se
souvient Jonathan, c'était l'hystérie. Mon petit frère, élève de
cinquième, a été renvoyé parce qu'il avait un calendrier Le Pen dans
son cartable ! Il s'est fait étrangler dans les toilettes et
racketter par trois, quatre gars ! On nous traite de racistes
mais ils sont pareils en face !"
"En face", ce sont les "Arabes" des communes
environnantes (Hénin-Beaumont, Oignies, Courcelles, Ostricourt...),
accusés de tous les maux de la terre : brûler des
voitures ; "foutre le bordel"dans les fêtes
foraines ; écouter le rap de NTM ; "vendre de la
drogue" et "toucher le RMI" ; siffler la
Marseillaise ; vénérer Ben Laden ; "porter des
casquettes Lacoste" et des "survêtements jaunes" ;
"niquer"la France et brandir le drapeau algérien... "La
mairie d'Hénin leur a même fourni un car pour aller manifester",
s'indigne Fabrice, "18 ans en octobre"et une réputation
qui n'est plus à faire. "Au lycée,raconte-t-il, on
m'appelle "le facho" ou "Jean-Marie". Quand la prof de techno a dit
que j'étais pour le FN, des Arabes m'ont menacé de mort. Hitler,
lui, était raciste. Pas Jean-Marie ! Faut pas
mélanger !" Fabrice soutient Le Pen, comme toute la
famille. Seul son frère a des copains maghrébins. Lui, aucun.
Les "Arabes", donc. Cibles de tous les reproches et des
préjugés les plus tenaces. Pas trop les adultes, plutôt tolérés,
parfois même appréciés. Non, surtout les "autres", les
jeunes. Profil-type ? Les ados siffleurs du match France-Algérie.
"Le problème, c'est les cailleras (racaille) comme ils se
surnomment eux-mêmes,confirme Antoine, un Parisien de
24 ans, attaché commercial dans une société de
télécommunication. Moi, je ne me considère pas comme raciste. Le
vrai xénophobe, c'est le type qui, dans un restau, ne supporte pas
d'être servi par un Maghrébin ou un Noir. Ce n'est pas mon
cas ! Je n'ai rien contre le type correct venu ici pour bosser
et s'intégrer. Je ne dis pas non plus qu'il faut virer trois
millions d'immigrés. Le fait d'avoir différentes cultures est une
chance pour un pays. Mais les cailleras, c'est différent, ils ne
respectent rien. Au premier tour, j'ai voté Le Pen, manière de faire
passer le message. Au second, Chirac, parce que le FN ne tient pas
la route sur le plan économique..."
Ici ou là, en région parisienne comme en province, les signes de
replis identitaires se multiplient. Nombre d'adolescents estiment
que le fossé se creuse entre les communautés. A chacun ses cafés, sa
musique, ses vêtements de référence, les marques Lonsdale et Umbro
pour les "Blancs", Lacoste ou Eden Park pour les Maghrébins.
Logique de groupes et de territoires, clan contre clan, parfois
haine contre haine. Et une conséquence : l'argument du
"racisme antifrançais", longtemps réservé aux idéologues du
FN, revient dans toutes les conversations, exemples à l'appui. Lui
aussi semble progresser. Le FN sait en profiter. "Tu niques la
France... Dégage !", annonce l'une de ses affiches,
représentant un Maghrébin tenant un pitbull d'une main, une batte de
base-ball de l'autre.
Paranoïa ou réalité ? "Il faut vivre en banlieue pour le
comprendre", assure Vincent, employé dans une société
d'informatique. Lui a toujours vécu à deux pas de Paris, dans les
cités du Val-de-Marne, à Villejuif, puis à Fresnes. Son père est
d'extrême gauche ("tendance Arlette"), son jeune frère
"traîne avec la caillera", mais cela n'empêche pas Vincent de
dénoncer, à son tour, ce qu'il appelle le "racisme
antifrançais" : "Bien sûr que ça existe, mais les médias
n'en parleront jamais, de peur de heurter les bonnes consciences.
Pour la caillera, mon frère sera toujours un babtou, un Blanc qui
devra faire ses preuves pour s'imposer. Les Parisiens anti-Le Pen,
les fumeurs de joints d'extrême gauche ne peuvent pas comprendre ça,
eux qui habitent une ville bourgeoise, ultra-protégée. Qu'ils
traversent le périph ! Qu'ils viennent en banlieue ! Après
la porte d'Orléans, c'est autre chose ! La caillera tient les
quartiers, bénéficie d'une impunité totale, passe son temps à
insulter la France, et l'on voudrait que l'on accepte tout ?
N'écrivez pas que je suis raciste. Nationaliste, plutôt. Est-ce une
honte ?"
Philippe Broussard